La Corse : entité biogéographique originale

Erigeron paolii
Dérive de l'ensemble Corse-Sardaigne vers
le miocène inférieur (Gamisans, 2001)
« La Corse constitue une entité biogéographique profondément originale au sein de la région méditerranéenne, explicable par son histoire paléogéographique très contrastée, son isolement, l’hétérogénéité et la diversité des habitats sur de faibles distances. La Corse s’intègre ainsi au sein d’une Province (ou Domaine) biogéographique particulière, la Province Corse - Sardaigne - Iles Toscanes, définie sur la base de la présence d’un contingent important de végétaux endémiques, c’est-à-dire à distribution mondiale très restreinte.

L’endémisme végétal corse s’élève à environ 280 espèces et sous-espèces, dont 140 sont uniquement localisées en Corse, et 80 présentes à la fois en Corse et en Sardaigne. Signe de cette grande originalité phytogéographique, la flore corse comporte cinq genres monospécifiques (Castroviejoa, Morisia, Nananthea, Naufraga, Soleirolia) et de nombreux végétaux endémiques d’origine tertiaire (paléoendémiques).

La Corse constitue donc un territoire majeur pour la persistance d’espèces et de lignées anciennes, mais aussi un secteur où les processus évolutifs de spéciation plus récents s’avèrent particulièrement marqués (néoendémiques).


A un niveau infra-spécifique, les végétaux corses montrent aussi une grande originalité caryologique, bien étudiée grâce aux nombreuses études cytologiques réalisées en une quarantaine d’années, depuis les travaux pionniers de J. Contandriopoulos (1962). Plus récemment, depuis une dizaine d’années, les études de génétique des populations et de phylogéographie (prise en compte de la variation géographique de la diversité génétique) ont également bien mis en évidence la forte originalité génétique de nombreuses espèces ou populations végétales insulaires, par rapport au continent, et la grande diversité intra-insulaire de certaines endémiques ou des végétaux à aire de distribution plus vaste. Les études phylogéographiques ont aussi mis en exergue l’unicité génétique des populations insulaires de ligneux méditerranéens, piégées sur cette île. La Corse forme ainsi une zone refuge déterminante pour les végétaux localement peu affectés par les bouleversements climatiques liés aux épisodes glaciaires du Pleistocène. Par exemple, les populations corses de chêne vert, d’olivier, de figuier, d’aulne glutineux s’avèrent très originales, en raison de l’existence d’allèles rares et uniques qui ont un intérêt de tout premier plan dans la gestion conservatoire des ressources génétiques, en agronomie ou en foresterie.

Erigeron paolii
Erigeron paolii, endémique stricte à la Corse

Cet endémisme végétal très marqué en nombre d’espèces, transparaît nettement dans l’organisation et la dynamique des systèmes écologiques corses. En effet, plusieurs végétaux endémiques corses impriment le paysage de l’île et ils représentent des espèces clés de voûte, déterminantes pour le fonctionnement des écosystèmes : laricio (Pinus nigra J. F. Arnold subsp. laricio Maire), spinella (Berberis aetnensis C. Presl), pivarella (Teucrium marum L.), goura (Genista corsica Loisel DC), erba barona (Thymus herba-barona Loisel), sont quelques exemples d’espèces endémiques très communes, pivots du patrimoine naturel et culturel de l’île.


Les assemblages biotiques spécifiques à la Corse induisent des structures de végétation (associations végétales) rencontrées nulle part ailleurs, avec des successions dynamiques très originales. Cette spécificité écologique est aussi liée à l’insularité. Les écosystèmes insulaires demeurent intrinsèquement plus fragiles que ceux du continent, en raison d’une relative pauvreté en espèces redondantes - c’est-à-dire qui jouent un rôle écologique similaire pour un écosystème donné - et de potentialités de migrations restreintes à une échelle locale chez les végétaux impliqués. Il existe également des interactions biotiques originales mettant souvent en jeu des couples d’espèces endémiques, noués entre les végétaux et les invertébrés pollinisateurs ; par exemple, le lépidoptère endémique menacé Papilio hospiton Géné est inféodé au finochjae (Peucedanum paniculatum Loisel.) et à la rue corse (Ruta corsica DC). Ces aspects, encore bien peu connus, méritent d’être abordés en vue d’une conservation durable des espèces rares. De plus, les modes d’usage des terres et les régimes de perturbation (action combinée du feu et du pâturage par exemple) diffèrent de ceux de France méditerranéenne continentale, situation qui peut induire des trajectoires inédites d’extinction et de raréfaction des végétaux. La fragilité des écosystèmes insulaires vis-à-vis des invasions biologiques a aussi été récemment étudiée, et les résultats montrent que la Corse est plus vulnérable que le continent, tout particulièrement face aux xénophytes de la frange littorale.

L’hétérogénéité environnementale combinée au poids de l’histoire biogéographique du microcontinent corso-sarde rend donc compte de cette organisation complexe et hautement originale de la biodiversité végétale corse à tous les niveaux d’organisation, depuis les gènes jusqu’aux systèmes écologiques. Signalons enfin que la Corse forme l’un des 10 points-chauds (hotspots) régionaux de biodiversité, identifiés sur le pourtour méditerranéen. Ces territoires de forte richesse floristique, notamment en endémiques, sont parmi les plus menacés par les impacts humains, et ils nécessitent des actions prioritaires de conservation au niveau mondial.

Cependant, la méconnaissance des caractéristiques biologiques, évolutives et fonctionnelles des végétaux endémiques corses et des autres taxons très localisés, constitue encore un frein pour une conservation biogéographique durable de ces espèces, soit rares et menacées, ou au contraire, clés de voûte des écosystèmes insulaires ».


Frédéric Médail, Professeur des Universités en Ecologie et Biogéographie végétales
Université Paul Cézanne Aix-Marseille III,
Institut Méditerranéen d’Ecologie et de Paléoécologie (IMEP, UMR CNRS 6116).

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